Ecrivain
discret et pince-sans-rire, Philippe Jaenada revient
avec " Vie et mort de la jeune fille blonde "
(éd. Grasset), roman nostalgique et néanmoins
hilarant. Interview.
En 1997, son premier roman, " Le Chameau sauvage
", décrochait le prix de Flore. Mais Philippe
Jaenada ne fait pas pour autant partie de la tribu
des écrivains estampillés " Parisiens
branchés ". L'autofiction plaintive n'est
pas son truc, et son univers dépasse les alentours
de l'église Saint-Germain-des-Prés.
De " Néfertiti dans un champ decanne à
sucre " à " La Grande à bouche
molle ", du " Cosmonaute " à,
aujourd'hui, " Vie et Mort de la jeune fille
blonde ", il s'est fait le roi de la digression,
le spécialiste du quotidien qui part en vrille,
de l'anti-héros en prise avec la poisse, de
la mélancolie joyeuse... Rencontre avec un
écrivain, " faiseur de plaisantristes
".
ELLE.
" Vie et Mort de la jeune fille blonde"
parle de la crise de la quarantaine, est-ce du vécu
?
PHILIPPE JAENADA. Cette histoire
de cap de la quarantaine m'a perturbé, oui,
mais on ne peut pas lutter: ce jour-là, c'est
symbolique, on dit qu'il faut être déprimé.
On dit aussi qu'après, en revanche, c'est génial,
la vraie vie commence. Et... c'est vrai. Le jour de
mes 40 ans, j'étais en piteux état,
mais, dès le lendemain, c'était fini,
je me suis senti plein d'entrain, soulagé.
La sagesse populaire, en fait, c'est pas de la gnognote...
40 ans, c'est le milieu de la vie, c'est comme lorsqu'on
arrive au sommet d'une montagne, on est content, on
se sent léger. On se dit, maintenant, il n'y
a plus que de la descente. Alors, aujourd'hui, je
descends tranquillement, je ne m'inquiète plus.
Par exemple, j'ai un problème à l'œil
gauche... Ça a toujours été une
grande peur pour moi d'avoir quelque chose de grave,
et là, ça m'arrive. Je ne vois presque
plus de cet œil, et c'est irrémédiable.
Eh bien, je suis soulagé, je me dis : "
C'est fait, au moins je n'ai plus à m'inquiéter
pour cet œil. " En plus, je me sens un peu
comme Albator, mais un Albator secret, sans bandeau.
ELLE.
Dans " Vie et Mort de la jeune fille blonde ",
le narrateur part à la recherche d'un amour
de jeunesse, c'est de vous que vous parlez?
PJ. Ce que vit le narrateur m'est
arrivé quand j'avais 25 ans. Dans un dîner,
à Paris, j'ai entendu parler d'une fille que
j'avais connue à 16 ans en Bretagne. J'ai voulu
la retrouver. Je lui ai donné rendez-vous,
et ça s'est passé exactement comme dans
" Vie et Mort... " : mal. L'an dernier,
je me sentais foncer vers la quarantaine. Et puis,
cette histoire m'est revenue en mémoire; et
je me suis dit: si ce truc-là t'était
arrivé à 40 ans, ça aurait été
parfait, donc je l'ai écrit comme ça.
Ça m'a permis, en rectifiant les choses, de
" vivre " ce que je n'avais pas vécu
et de me rendre compte que, finalement, la vie c'est
facile, il suffit de ne pas s'éparpiller, de
rester groupé et de continuer, c'est tout.
ELLE.
Vous vouez un culte à l'adolescence?
PJ. Pas du tout. Je n'ai pas le culte
du passé, mais je ne veux pas le perdre non
plus. C'est pour ça que j'aime les souvenirs.
Soit ils sont bons et c'est agréable d'y repenser,
soit ils sont mauvais et c'est bien aussi, parce que
c'est terminé. C'est comme les cauchemars,
il n'y a rien de meilleur. Après un bon cauchemar,
on est heureux quand on se réveille.
ELLE.
Quel est votre pire cauchemar?
PJ. Je vais dans une soirée
avec ma femme, et là, elle est fascinée
par tout un tas de types, et se fout de moi. C'est
étrange parce que, dans la vie, je n'ai pas
de raisons d'être jaloux. En plus, on ne sort
jamais.
ELLE.
Votre femme apparaît dans presque tous vos livres,
c'est un personnage de roman?
PJ. C'est une créature étrange,
et je l'aime. Comme ma vie est toujours plus ou moins
dans mes livres et qu'Anne-Catherine est au cœur
de ma vie, alors, forcément, elle est dans
tous mes livres. Et puis, étant donné
qu'elle ne veut jamais voir personne, si je ne la
faisais jamais apparaître dans mes livres, personne
ne la connaîtrait. Et vraiment, ce serait dommage.
ELLE.
Le héros de " Vie et Mort... " écrit
dans ELLE. Ça vous plairait d'écrire
dans ELLE?
PJ. Ah, ce serait mon rêve!
Malheureusement, je suis un peu trop cher, je pense.
Je ne suis pas cupide, loin de là, mais ma
femme aime le luxe, ça me ruine. On pourrait
s'arranger, si ça se trouve, non? Pour ma femme,
allez...
ELLE.
A lire vos romans, on a l'impression qu'il
vous arrive sans arrêt des trucs dingues...
PJ. Mais c'est vrai. Pendant longtemps,
j'ai cru que je vivais des trucs qui n'arrivaient
jamais aux autres, qu'à chaque fois qu'il y
avait une tuile quelque part, c'était pour
moi. Mais, en fait, je crois que c'est pour tout le
monde pareil. Il n'y a pas de raison que la poisse
n'arrive qu'à moi, non?
ELLE.
Quand la poisse vous épargne, à quoi
ressemble votre vie?
PJ. Deux jours par semaine, je travaille
à " Voici ". Et j'aime bien ça.
Les cinq autres jours, je me lève à
neuf heures, je joue avec mon fils. Je vais boire
un coup avec ma femme, puis on déjeune, on
va dans des parcs, on retourne boire un coup. Le soir,
notre fils mange à huit heures et nous à
dix, ensuite, on discute et on se couche. Une vie
de dingue, hein ?
ELLE.
Vous avez un fils, mais il n'y a jamais d'enfant dans
vos romans, pourquoi?
PJ. En fait, je ne le mets pas dans
mes livres pour l'instant, parce que je n'y arrive
pas. Je ne peux pas prendre de recul vis-à-vis
de lui et, pour écrire sur quelqu'un, il faut
que je prenne un pas de recul. Sinon, ça donne
du texte nul.
ELLE.
Vous vous voyez comme un auteur drôle ou mélancolique?
PJ. Ni l'un ni l'autre. Pour mon
avant-dernier roman, " Le Cosmonaute ",
je m'étais dit, bon, j'en ai marre de faire
des livres drôles, celui-là va être
sombre. Mais des tas de lecteurs ont trouvé
ça très amusant. Ça m'a fait
plaisir, mais je n'ai pas bien compris, J'essaie de
faire un peu des deux, en fait, de trouver un équilibre,
comme dans la vie.
ELLE.
L'écriture, ça vous est venu comment?
PJ. J'ai commencé à
écrire à 30 ans. J'allais assez mal,
je faisais des trucs bizarres: dans mon studio à
Paris, j'avais tendu des fils partout, de dix centimètres
du sol jusqu'au plafond, pour m'empêcher de
marcher. Pendant deux semaines, je suis resté
chez moi à plat ventre. Je me suis aussi empêché
de dormir, sept nuits de suite, je n'ai "mangé"
que du café au lait pendant un mois... Je n'avais
rien dans ma vie qui posait problème, mais
je ne me sentais pas bien, j'étais dans le
même état d'esprit que le narrateur de
" Vie et Mort... " Et puis j'ai vu un reportage
sur une scientifique qui allait passer six mois dans
une grotte. J'ai décidé de faire pareil,
mais chez moi. Un an. Du 1er janvier au 31 décembre
1989, j'ai vécu enfermé sans parler
à personne, ni regardé la télé,
rien. Je me suis tellement ennuyé que je me
suis mis à écrire des nouvelles. Lors
de ma première sortie après ça,
j'ai dîné avec une copine. Et, ce soir-là,
dans la rue du resto, à quelques mètres
de nous, la scientifique qui était sortie de
sa grotte s'est suicidée dans sa voiture. Je
n'ai jamais raconté ça dans un livre,
c'est pas crédible.
ELLE.
Et ces nouvelles, vous en avez fait quoi?
PJ. Pas grand-chose. J'ai commencé
mon premier roman en 1994. Il m'était arrivé
un truc bizarre: j'étais venu au secours d'un
petit vieux qui se faisait taper dessus dans la rue,
et j'avais fait fuir son agresseur. Je suis fort...
Mais, alors que je rentrais chez moi, une voiture
s'est arrêtée, et le petit vieux en est
sorti, en criant: " C'est lui, c'est lui! "
Là, deux monstres m'ont sauté dessus
et m'ont mis des menottes. Je suis resté une
nuit et un jour au commissariat. En rentrant chez
moi, j'étais furieux, je me suis mis à
écrire. Une nouvelle, longue, très longue,
qui est devenue " Le Chameau sauvage ".
Avant, je n'avais jamais pensé écrire
un roman. Quand je m'imaginais me lancer là-dedans,
je voyais un type à Brest, marchant dans la
mer, en se disant: "Bon, allez, faut que j'arrive
à New York, courage. "
ELLE.
J'ai entendu dire que vous vous réjouissiez
lorsqu'un malheur arrive à une star, ce n'est
pas très charitable...
PJ. Ce n'est pas de la malveillance,
c'est juste parce que je trouve que les choses les
plus intéressantes dans la vie, ce sont les
malheurs. Même pour moi, bien sûr. Mon
œil gauche, par exemple... C'est de là
qu'on devine l'ombre de la vérité de
la vie et de l'être humain. Quand j'apprends
que Britney Bidule va se marier avec Kevin Tartempion,
je m'en fous. En revanche, quand Jennifer Chose et
Ben Machin se séparent et souffrent, c'est
mieux, ils vivent des trucs révélateurs.
On dit souvent que c'est quand on est au fond que...
Enfin, bref, vous voyez ce que je veux dire.
ELLE.
Oui. En fait, vous êtes le Paulo Coelho français...
PJ. Euh... Oui, voilà, pile.
Je vais vendre un peu plus que lui, mais, à
part ça, oui, pile.
Tifenn
Duchatelle, Elle (21/09/04)